"Sarah pleurait. Assise dans le canapé usé de
l’appartement familial, elle pleurait cette absence injuste qu’elle subissait
depuis quatre jours. En face, ses parents gardaient le silence. Entre eux, il
n’y avait qu’une table basse de salon. Machinalement Sarah avait rangé les magazines
de sorte que la table n’était plus qu’une froide plaque de verre. Et puis rien
d’autre, rien que les larmes de Sarah et le silence des parents, âgés, dépassés
par les évènements.
Cela faisait quatre jours que le frère de Sarah avait
fait une connerie. Une de plus. Celle-ci lui avait été fatale. Elle aurait
préféré le savoir encore en prison, connaître à nouveau la galère des visites,
des attentes, des fouilles, des formulaires. Cela ne se produirait plus
désormais, Martin était mort.
Ce n’était encore qu’un mort sans corps. La police ou
la justice, elle ne savait pas trop, ne l’avait pas encore rendu. Sarah
attendait cet instant pour pouvoir pleurer son frère plutôt qu’une table basse
en verre, mais elle le redoutait aussi. Elle redoutait de voir le corps de son
petit frère, avec l’impact de la balle qui lui avait traversé le corps.
Sarah ne répondait plus au téléphone, ne regardait
plus la télévision, n’allumait plus son ordinateur ou son smartphone tant les
vomissements d’injures, les déferlements de haine, les soutiens populistes et
électoralistes pour le commerçant qui avait tiré une balle dans le dos de son
frère la dégoûtaient.
Martin n’était pas un enfant de chœur, loin de là.
C’était un voyou, un délinquant, une petite frappe, qui avait déjà un sacré
palmarès. Le commerçant, lui, était un honnête contribuable et un modèle
d’intégration. Sarah ne comprenait pas pourquoi le Maire, l’élu de cette
République dont elle faisait partie, prenait fait et cause pour ce commerçant.
N’était-il pas censé être le Maire de tous ses administrés ? Les
commerçants comme les gamins perdus ?
Tout avait commencé le mardi précédent. Martin avait
encore séché le lycée professionnel, il avait fait irruption dans ce bureau de
tabac, menacé le commerçant, volé la caisse, des tickets de jeux à gratter, des
cartouches de cigarettes, pour se faire des thunes comme il disait. Le
commerçant avait eu peur, avait sorti une arme sans réfléchir, Martin avait eu peur
lui aussi, s’était enfui en scooter avec son copain qui l’attendait, son copain
de lycée, où plutôt son copain d’absentéisme au lycée, le commerçant était
sorti en criant, Martin et Farid étaient déjà pleins gaz pour lui échapper, le
coup de feu était parti, Martin était tombé, son sang avait coulé sur le
bitume. Il était mort. Une balle dans le dos.
La police était arrivée, le commerçant avait donné son
arme au commissaire, sans résister, en réalisant qu’il venait de tuer un gamin.
Et puis tout le monde s’était emparé de l’histoire.
Les commentaires les plus violents et les plus durs avaient circulé. Sarah
pleure aussi pour cela. Sarah pleure son frère, pleure contre la haine, pleure
contre un Maire soutenant un commerçant qui avait tué un gosse d’une balle dans
le dos.
Même s’il s’agissait d’un sale gosse."
Nouvelle parue en 2015 dans mon recueil "Les silences assourdissants" aux Edtions Valrose.
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