A défaut d’avoir pu voir ce film de
Robert Guédiguian (Marius et Jeannette, Le promeneur du Champ de Mars) lors de
sa sortie en salle, l’occasion m’a été donné de le visionner en DVD il y a
quelques jours.
C’est à nouveau dans les
quartiers de Marseille, en particulier celui de l’Estaque que nous conduit le
réalisateur.
Michel (Jean-Pierre Daroussin),
marié à Marie-Claire (Ariane Ascaride), délégué syndical, est licencié par tirage
au sort. Quelques semaines plus tard, le couple est agressé pour un butin d’une
poignée d’économie. Rapidement, Michel découvre que le vol a été commis par un
ancien collègue licencié le même jour que lui.
C’est un poème de Victor Hugo, « Les
pauvres gens », qui inspira ce film. Plutôt qu’un long article, je préfère
vous inviter à la lecture de ce poème.
I
Il est
nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis
est plein d'ombre et l'on sent quelque chose
Qui
rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets
de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond,
dans l'encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches
d'un bahut vaguement étincelle,
On
distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près,
un matelas s'étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits-enfants,
nid d'âmes, y sommeillent
La haute
cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le
plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à
genoux prie, et songe, et pâlit.
C'est la mère.
Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume,
Au ciel,
aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le
sinistre océan jette son noir sanglot.
II
L'homme
est en mer. Depuis l'enfance matelot,
Il livre
au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou
bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille,
Car les
petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand
l'eau profonde monte aux marches du musoir.
Il
gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme
est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant
les filets, préparant l'hameçon,
Surveillant
l'âtre où bout la soupe de poisson,
Puis
priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul,
battu des flots qui toujours se reforment,
Il s'en va
dans l'abîme et s'en va dans la nuit.
Dur labeur
! Tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les
brisants, parmi les lames en démence,
L'endroit
bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu
mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît
le poisson aux nageoires d'argent,
Ce n'est
qu'un point ; c'est grand deux fois comme la chambre.
Or, la
nuit, dans l'ondée et la brume, en décembre,
Pour
rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il
faut calculer la marée et le vent !
Comme il
faut combiner sûrement les manœuvres !
Les flots
le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre
roule et tord ses plis démesurés,
Et fait râler
d'horreur les agrès effarés.
Lui, songe
à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie
en pleurant l'appelle ; et leurs pensées
Se
croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.
III
Elle prie,
et la mauve au cri rauque et moqueur
L'importune,
et, parmi les écueils en décombres,
L'océan l'épouvante,
et toutes sortes d'ombres
Passent
dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à
travers la colère des flots ;
Et dans sa
gaine, ainsi que le sang dans l'artère,
La froide
horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à
goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque
battement, dans l'énorme univers,
Ouvre aux âmes,
essaims d'autours et de colombes,
D'un côté
les berceaux et de l'autre les tombes.
Elle
songe, elle rêve. - Et tant de pauvreté !
Ses petits
vont pieds nus l'hiver comme l'été.
Pas de
pain de froment. On mange du pain d'orge.
- Ô Dieu !
Le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte
fait le bruit d'une enclume, on croit voir
Les
constellations fuir dans l'ouragan noir
Comme les
tourbillons d'étincelles de l'âtre.
C'est
l'heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le
loup de satin qu'illuminent ses yeux,
Et c'est
l'heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé
d'ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un
pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux
rochers monstrueux apparus brusquement.
Horreur ! L’homme,
dont l'onde éteint le hurlement,
Sent
fondre et s'enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent
s'ouvrir sous lui l'ombre et l'abîme, et songe
Au vieil
anneau de fer du quai plein de soleil !
Ces mornes
visions troublent son cœur, pareil
A la nuit.
Elle tremble et pleure.
IV
Ô pauvres
femmes
De pêcheurs
! C’est affreux de se dire : - Mes âmes,
Père,
amant, frère, fils, tout ce que j'ai de cher,
C'est là,
dans ce chaos ! Mon cœur, mon sang, ma chair ! -
Ciel ! Être
en proie aux flots, c'est être en proie aux bêtes.
Oh ! Songer
que l'eau joue avec toutes ces têtes,
Depuis le
mousse enfant jusqu'au mari patron,
Et que le
vent hagard, soufflant dans son clairon,
Dénoue
au-dessus d'eux sa longue et folle tresse,
Et que
peut-être ils sont à cette heure en détresse,
Et qu'on
ne sait jamais au juste ce qu'ils font,
Et que,
pour tenir tête à cette mer sans fond,
A tous ces
gouffres d'ombre où ne luit nulle étoile,
Es n'ont
qu'un bout de planche avec un bout de toile !
Souci
lugubre ! On court à travers les galets,
Le flot
monte, on lui parle, on crie : Oh ! Rends-nous-les !
Mais, hélas
! Que veut-on que dise à la pensée
Toujours
sombre, la mer toujours bouleversée !
Jeannie
est bien plus triste encor. Son homme est seul !
Seul dans
cette âpre nuit ! Seul sous ce noir linceul !
Pas
d'aide. Ses enfants sont trop petits. - Ô mère !
Tu dis :
"S'ils étaient grands ! - leur père est seul !" Chimère !
Plus tard,
quand ils seront près du père et partis,
Tu diras
en pleurant : "Oh! S’ils étaient petits !"
V
Elle prend
sa lanterne et sa cape. - C'est l'heure
D'aller
voir s'il revient, si la mer est meilleure,
S'il fait
jour, si la flamme est au mât du signal.
Allons ! -
Et la voilà qui part. L'air matinal
Ne souffle
pas encor. Rien. Pas de ligne blanche
Dans
l'espace où le flot des ténèbres s'épanche.
Il pleut.
Rien n'est plus noir que la pluie au matin ;
On dirait
que le jour tremble et doute, incertain,
Et
qu'ainsi que l'enfant, l'aube pleure de naître.
Elle va.
L'on ne voit luire aucune fenêtre.
Tout à
coup, à ses yeux qui cherchent le chemin,
Avec je ne
sais quoi de lugubre et d'humain
Une sombre
masure apparaît, décrépite ;
Ni lumière,
ni feu ; la porte au vent palpite ;
Sur les
murs vermoulus branle un toit hasardeux ;
La bise
sur ce toit tord des chaumes hideux,
Jaunes,
sales, pareils aux grosses eaux d'un fleuve.
"Tiens
! Je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle ;
mon mari, l'autre jour, la trouva
Malade et
seule ; il faut voit comment elle va."
Elle
frappe à la porte, elle écoute ; personne
Ne répond.
Et Jeannie au vent de mer frissonne.
"Malade
! Et ses enfants ! Comme c'est mal nourri !
Elle n'en
a que deux, mais elle est sans mari."
Puis, elle
frappe encore. "Hé ! Voisine !" Elle appelle.
Et la
maison se tait toujours. "Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle
dort, qu'il faut l'appeler si longtemps!"
La porte,
cette fois, comme si, par instants,
Les objets
étaient pris d'une pitié suprême,
Morne,
tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-même.
VI
Elle
entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir
logis muet au bord des flots grondants.
L'eau
tombait du plafond comme des trous d'un crible.
Au fond était
couchée une forme terrible ;
Une femme
immobile et renversée, ayant
Les pieds
nus, le regard obscur, l'air effrayant ;
Un cadavre
; - autrefois, mère joyeuse et forte ; -
Le spectre
échevelé de la misère morte ;
Ce qui
reste du pauvre après un long combat.
Elle
laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras
livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et
l'horreur sortait de cette bouche ouverte
D'où l'âme
en s'enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand
cri de la mort qu'entend l'éternité !
Près du
lit où gisait la mère de famille,
Deux tous
petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même
berceau souriaient endormis.
La mère,
se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante
sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que,
dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne
sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour
qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid.
VII
Comme ils
dorment tous deux dans le berceau qui tremble !
Leur
haleine est paisible et leur front calme. Il semble
Que rien
n'éveillerait ces orphelins dormant,
Pas même
le clairon du dernier jugement ;
Car, étant
innocents, ils n'ont pas peur du juge.
Et la
pluie au dehors gronde comme un déluge.
Du vieux
toit crevassé, d'où la rafale sort,
Une goutte
parfois tombe sur ce front mort,
Glisse sur
cette joue et devient une larme.
La vague
sonne ainsi qu'une cloche d'alarme.
La morte écoute
l'ombre avec stupidité.
Car le
corps, quand l'esprit radieux l'a quitté,
A l'air de
chercher l'âme et de rappeler l'ange ;
Il semble
qu'on entend ce dialogue étrange
Entre la
bouche pâle et l'œil triste et hagard :
- Qu'as-tu
fait de ton souffle ? - Et toi, de ton regard ?
Hélas! Aimez,
vivez, cueillez les primevères,
Dansez,
riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres.
Comme au
sombre océan arrive tout ruisseau,
Le sort
donne pour but au festin, au berceau,
Aux mères
adorant l'enfance épanouie,
Aux
baisers de la chair dont l'âme est éblouie,
Aux
chansons, au sourire, à l'amour frais et beau,
Le
refroidissement lugubre du tombeau !
VIII
Qu'est-ce
donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa
cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte ?
Qu'est-ce
donc que Jeannie emporte en s'en allant ?
Pourquoi
son cœur batail ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il
ainsi ? D'où vient qu'en la ruelle
Elle
court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu'est-ce
donc qu'elle cache avec un air troublé
Dans
l'ombre, sur son lit ? Qu'a-t-elle donc volé ?
IX
Quand elle
fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait;
près du lit elle prit une chaise
Et s'assit
toute pâle ; on eût dit qu'elle avait
Un
remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par
instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait
pendant qu'au loin grondait la mer farouche.
"Mon
pauvre homme ! Ah ! Mon Dieu ! Que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant
de souci ! Qu'est-ce que j'ai fait là ?
Cinq
enfants sur les bras ! Ce père qui travaille !
Il n'avait
pas assez de peine ; il faut que j'aille
Lui donner
celle-là de plus. - C'est lui ? - Non. Rien.
- J'ai mal
fait. - S'il me bat, je dirai : Tu fais bien.
- Est-ce
lui ? - Non. - Tant mieux. - La porte bouge comme
Si l'on
entrait. - Mais non. - Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j'ai
peur de le voir rentrer, moi, maintenant !"
Puis elle
demeura pensive et frissonnant,
S'enfonçant
par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en
son souci comme dans un abîme,
N'entendant
même plus les bruits extérieurs,
Les
cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l'onde
et la marée et le vent en colère.
La porte
tout à coup s'ouvrit, bruyante et claire,
Et fit
dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur,
traînant son filet ruisselant,
Joyeux,
parut au seuil, et dit : C'est la marine !
X
"C'est
toi !" cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit
son mari comme on prend un amant,
Et lui
baisa sa veste avec emportement
Tandis que
le marin disait : "Me voici, femme !"
Et
montrait sur son front qu'éclairait l'âtre en flamme
Son cœur
bon et content que Jeannie éclairait,
"Je
suis volé, dit-il ; la mer c'est la forêt.
- Quel
temps a-t-il fait ? - Dur. - Et la pêche ? - Mauvaise.
Mais,
vois-tu, je t 1 embrasse, et me voilà bien aise.
Je n'ai
rien pris du tout. J'ai troué mon filet.
Le diable était
caché dans le vent qui soufflait.
Quelle
nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J'ai cru
que le bateau se couchait, et l'amarre
A cassé.
Qu'as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ?"
Jeannie
eut un frisson dans l'ombre et se troubla.
"Moi
? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! Rien, comme à l'ordinaire,
J'ai
cousu. J'écoutais la mer comme un tonnerre,
J'avais
peur. - Oui, l'hiver est dur, mais c'est égal."
Alors,
tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit :
"A propos, notre voisine est morte.
C'est hier
qu'elle a dû mourir, enfin, n'importe,
Dans la
soirée, après que vous fûtes partis.
Elle
laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L'un
s'appelle Guillaume et l'autre Madeleine ;
L'un qui
ne marche pas, l'autre qui parle à peine.
La pauvre
bonne femme était dans le besoin."
L'homme
prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet
de forçat mouillé par la tempête :
"Diable
! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous
avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans
la saison mauvaise, on se passait
De souper
quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! Tant
pis ! Ce n'est pas ma faute, C'est l'affaire
Du bon
Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi
donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C'est gros
comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut
pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits
! On ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va
les chercher. S'ils se sont réveillés,
Ils
doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C'est la mère,
vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons
aux deux enfants. Nous les mêlerons tous,
Cela nous
grimpera le soir sur les genoux.
Ils
vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il
verra qu'il faut nourrir avec les nôtres
Cette
petite fille et ce petit garçon,
Le bon
Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je
boirai de l'eau, je ferai double tâche,
C'est dit.
Va les chercher. Mais qu'as-tu ? Ça te fâche ?
D'ordinaire,
tu cours plus vite que cela.
-
Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà!"